Béla Bartók
par Zoltán Kodály (1921)
La renaissance de l'esprit hongrois après sa longue décadence date de 1772, l'année de la première apparition d'une école littéraire dite "française". Celle-ci prépara le terrain aux deux grandes générations qui créèrent la culture intellectuelle hongroise contemporaine.
La première de ces générations, celle de 1790, où je compte tous ceux qui naquirent entre 1780 et 1800, atteignit son apogée en littérature avec le poète Mihly Vórósmarty, en politique avec le comte István Széchenyi, "le plus grand Hongrois".
La seconde, celle de 1820, peut-être plus grande encore, compléta, avec les poètes Petófi et Arany et le romancier Jékai, l'œuvre immense ébauchée par la précédente. En politique, ce fut l'époque de Lajos Kossuth. Malheureusement, l'évolution fut interrompue par la catastrophe de 1848-1849. Et la génération suivante eut trop à faire pour combler les lacunes d'un progrès si rapide et si inégal. Celle de 1850 représente le reflux naturel après un flux abondant et magnifique. Après deux semblables éruptions un moment de repos était inévitable. En littérature, les grands poètes étaient suivis de l'épigonisme, le nationalisme affaibli cédait à un courant cosmopolite.
La musique suivait à pas lents le progrès général. Dénuée de toute tradition, la première époque ne produisit guère de musiciens remarquables. Seule, la musique populaire, propagée et déformée par les Tziganes, commençait à acquérir une certaine réputation, toujours grandissante, et à fournir à l'Europe une "matière première". C'est là l'origine de cette musique "à la hongroise", qui forme une petite bibliothèque, composée par des musiciens de toutes les nations, allant de Haydn à Glazounov.
Les premiers grands musiciens hongrois n'apparaissent qu'à l'époque suivante. Liszt, Erkel, Mosonyi et nombre d'autres sont nés entre 1800 et 1830. Leur idéal commun était la création d'un art national. Ce premier effort ne restait pas sans résultats importants. Pourtant, le progrès fut interrompu à l'époque suivante par la singulière division de la vie musicale, division correspondant à celle de la vie politique et littéraire après 1849. D'une part, le désir était vif d'élever la culture musicale hongroise au niveau européen; on décida la création d'une école supérieure de musique (1875) et la construction d'un théâtre particulier d'Opéra (1884). Mais le succès de ces initiatives était impossible sans l'appui de nombreux musiciens étrangers. Ceux-ci constituèrent une petite colonie: sans contact avec la vie nationale, ils ne connaissaient même pas la langue du pays. Ces musiciens rendirent cependant des services inappréciables en introduisant la solidité du métier, métier presque exclusivement allemand, mais base d'une évolution future. L'immigration des musiciens était favorisée par le courant cosmopolite.
D'autre part, le culte des traditions spécialement hongroises était resté aux mains des Tziganes et des compositeurs plus ou moins dilettantes, incapables de noter correctement leurs mélodies. Cependant leurs chansons, d'une originalité séduisante, retentissaient à travers toute la Hongrie.
L'opposition des deux groupes et le culte exagéré du public pour les Tziganes aboutirent à un déplorable résultat: une grande partie de la société hongroise, surtout en province, demeura étrangère à la musique sérieuse, qui ne trouvait de public que dans quelques villes importantes.
Le clan des musiciens cultivés raillait les dilettantes, détestait les Tziganes et, surtout depuis les progrès du wagnérisme, allait jusqu'à nier la possibilité d'un art musical hongrois, bien que Wagner lui-même, dans une lettre publique fameuse, en entrevît la possibilité et en encourageât les pionniers.
Mais personne ne réussit à unir ces deux éléments contradictoires, et la génération des musiciens, parue vers 1900, trouvait d'un côté des compositeurs d'un métier solide, mais inféodés aux écoles étrangères, et de l'autre côté, une nouvelle et abondante floraison de la chanson dite populaire, mais sans aucun rapport avec la vieille tradition mélodique du peuple. Les sommets de la musique hongroise étaient encore les opéras d'Erkel, dont le Hunyadi, loué déjà en 1846 par Berlioz, est resté vivant. L'œuvre symphonique de Liszt n'était alors appréciée que par un nombre restreint de connaisseurs.
Vers 1900, un mouvement puissant vint animer la Hongrie. Le courant nationaliste, étouffé depuis 1849, reprit le dessus. En politique, on parla de la séparation d'avec l'Autriche. La vieille Hongrie commençait à ressusciter, grâce au travail assidu de nombreux savants. Les effets d'une instruction publique plus historique que scientifique commençaient à se faire sentir. On rééditait, on lisait les vieux auteurs, on reprenait avec enthousiasme des chansons patriotiques du temps de Rákóczi. Des talents de premier ordre se faisaient jour dans tous les domaines. Il régnait une agitation fiévreuse, présage d'un grand progrès ou d'un grave danger.
En 1904, un scandale singulier fit bruit dans les journaux de Budapest. Pendant une répétition d'orchestre, un trompette autrichien refusa de jouer la parodie de l'hymne autrichien, que lui imposait une partition nouvelle. L'hymne Gott erhalte, composé par Haydn et varié dans son Quatuor en ut, était haï en Hongrie comme le symbole du joug autrichien. L'œuvre nouvelle était le Kossuth de Bartók, symphonie à programme, ayant pour thème le dernier effort héroïque de la Hongrie pour son indépendance en 1848. L'hymne déformé symbolisait la déroute des Autrichiens vaincus. (On sait que seule l'intervention de la Russie avait décidé la lutte en faveur des Autrichiens). L'auteur, toujours vêtu de son costume hongrois, déjà connu comme pianiste brillant, devint célèbre du jour au lendemain. L'œuvre, trop originale pour plaire d'emblée, s'imposa cependant aux connaisseurs. Elle posait le problème si discuté de la musique nationale (qui inquiétait aussi la France) et en annonçait la solution prochaine.
Né en 1881, à Nagyszentmildós, Béla Bartók vécut dans de petites bourgades provinciales avant de venir s'établir en 1893 dans la ville très musicale de Pozsony. Là, il subit l'influence d'un autre grand musicien hongrois, Ernö Dohnányi, lequel, à la même époque, y formait son propre talent. Bartók composait, sans instruction systématique, depuis sa neuvième année, parvenant à écrire de la musique de chambre dans le style classique, et surtout dans le style de Brahms, qui venait alors fréquemment en Hongrie pour y faire représenter ses nouvelles œuvres. Élève du Conservatoire de Budapest de 1899 à 1903, Bartók fit de rapides progrès comme pianiste et, pendant deux années entières, il abandonna la composition : il paraissait se destiner à une remarquable carrière de virtuose. Cependant, le fleuve souterrain, endigué par les études du Conservatoire, et peut-être aussi par les impressions écrasantes produites par les œuvres de Wagner et de Liszt, n'attendait qu'une impulsion pour jaillir de nouveau. Ce fut la première audition du Zarathoustra qui en décida. Saisi par la nouveauté de cette technique, électrisé par la lecture des partitions de Richard Strauss, il étonna les musiciens de Vienne par son interprétation au piano de la Vie du Héros. Une période de production féconde allait suivre : une sonate pour piano et violon, Kossuth (1903), un quintette à cordes avec piano, une rhapsodie pour piano et orchestre (1904), la 1re Suite pour grand orchestre, et nombre de pièces pour piano. Cette première période, avec ses œuvres inégales, mais débordantes de vie et rayonnantes de soleil, marque un progrès considérable dans l'évolution de la musique hongroise. Il est clair que l'art d'Erkel, bien qu'utilisant toutes les possibilités de la langue mélodique hongroise de son époque, était dominé par l'élément italien, tandis que Liszt amalgamait les éléments hongrois avec le style néo-allemand. Chez Bartók se révélait une invention mélodique et rythmique entraînante, et quoique l'orchestre étalât toutes les ressources de Strauss, l'harmonie, avec son goût pour l'imprévu, des solutions surprenantes, décelait l'influence de Liszt : on sentait dans ses œuvres des éléments plus hongrois que dans tout ce qui avait été écrit jusque-là. Une prédilection pour les grandes formes, une habileté dans l'amplification – remarquable déjà dans les essais de jeunesse –, un goût marqué pour la richesse des couleurs et des ornements caractérisaient cette musique "à beaucoup de notes", pas assez concentrée, non sans longueurs, mais fraîche, jeune, joyeuse. On retrouvait dans les adagios de Bartók la noblesse austère de certains airs attribués à l'époque de Rákóczi, dans ses allegros toute la fougue des danses hongroises si fameuses, le tout revêtu du charme de la nouveauté . . .
Mais tandis que le public s'habituait à goûter ces œuvres (Bartók était d'ailleurs peu joué en Hongrie depuis le Kossuth qu'on exécuta à Manchester sous Richter ; la première audition de la 1re Suite eut même lieu à Vienne), l'auteur en était toujours moins satisfait. Il commença à sentir les bornes de ce style mélodique, élargi par lui d'une manière inconnue jusque-là, mais trop pénétré des influences de la musique européenne du XIXe siècle.
Certaines chansons rares, témoins d'une tradition mélodique plus ancienne, attirent alors sa curiosité. Il voyage, il observe le chant des paysans, il note des airs encore jamais notés, et, durant des années, rassemble un faisceau de mélodies inconnues ou peu familières. Ces découvertes, confirmées par les recherches d'autres collaborateurs, montraient clairement qu'une vieille tradition, vierge de toute influence européenne et abandonnée jadis par les esprits cultivés, s'était conservée parmi les paysans hongrois. De ces vieux airs émanait une originalité puissante qui ne manqua pas d'exercer une influence heureuse sur la musique hongroise de l'époque, sur celle de Bart6k en premier lieu.
Déjà la 1re Suite et les Deux portraits annoncent un changement de manière. Les Bagatelles (op. 6) offrent un nouveau style tout fait que le 1er Quatuor porte jusqu'à la hauteur et à la pureté de la musique de chambre beethovenienne. Les Deux images (op. 10) parent ce style, pour la première fois, des couleurs de l'orchestre. Enfin l'opéra le Château de Barbe-Bleue montre l'aptitude spéciale de ce style au genre dramatique.
Ce nouveau style suscita une opposition très vive ; on lui objecta le manque de mélodie, la surabondance des dissonances, le manque de construction, le désordre, l'incohérence, qui le rendent "incompréhensible" ; enfin, on se prit à nier son caractère hongrois.
Ces griefs ne reviennent-ils pas à l'apparition de tout art nouveau ? Ils nous font penser à ce que le vieux Griepenkerl dit dans son édition de Bach. "La prétendue impossibilité de comprendre les œuvres de J. S. Bach tient-elle seulement aux œuvres mêmes ? N'est-elle pas plutôt l'effet d'une étroitesse d'esprit, d'un parti pris et d'un manque de compréhension de la part des auditeurs ?"
"Mélodie ! cri de guerre des dilettantes" (Schumann), avec lequel toute nouvelle mélodie était combattue. À coup sûr, on ne retrouvait plus dans les œuvres de Bartók les banalités "hongroises" bien connues, ni la mélodie italo-germanique, exclusivement admise comme mélodie depuis des siècles. Et pourtant, si nous tâchons d'exprimer l'essentiel du nouveau style de Bartók en peu de mots, il faut bien dire que c'est une renaissance de la mélodie et du rythme !
La lutte du "principe vertical" et du "principe horizontal", commencée au XVIe siècle, avait fini par la victoire de l'harmonie, devenue au XIXe siècle si dominante en musique que la mélodie et le rythme commençaient à s'appauvrir. Le fameux mot souvent cité de Saint-Saëns laissait prévoir ce développement et l'on a vu des tentatives, issues des points les plus différents, parvenir à des résultats analogues. Ce que Saint-Saëns a cherché en Extrême-Orient et dans les modes ecclésiastiques, ce que Debussy a trouvé dans les chansons russes, Bartók le découvrit dans la vieille chanson hongroise. Fille du système pentatonique, elle offrait la plus féconde antithèse à la mélodie harmoniquement prédéterminée, au chromatisme fané. Au lieu des formules-type vieillies, elle donnait en exemple de nouveaux contours plus frais, plus vigoureux, ces rythmes d'un parler plus libre et plus expressif.
Encouragé par des exemples, Bart6k se forma une langue mélodique d'une gradation infiniment variée qui va du rythme perçant des Burlesques jusqu'à des inflexions d'une extrême sensibilité. Peut-être ces mélodies ne suivent-elles pas toujours la voie qu'escomptent nos oreilles, esclaves du passé. Mais, si nous n'avons pas perdu toute réceptivité, nous finissons par reconnaître le mélo spécial de ces airs, très différents de la coupe classique, et pourtant soumis à des lois plus durables que les exigences d'un style variable d'un siècle à l'autre. Bartók ne "travaille" pas les mélodies populaires comme des thèmes, mais, pénétré de leur esprit, il en forme, comme d'une matière amorphe, sa musique à lui. Sans préoccupation théorique, il se laisse guider par un instinct sûr. On a essayé en vain de faire dériver de ses œuvres certaines gammes exotiques ou factices. Même les formules pentatoniques, d'ailleurs de plus en plus fréquentes en musique depuis la fin du siècle, ont paru dans sa musique longtemps avant d'être reconnues de lui comme telles.
Revenons aux dissonances. Bartók qui a vécu tout le développement moderne de l'harmonie depuis Tristan, tient de Bach son fond harmonique, et a pris Reger pour quelqu'un qui semble professer que Bach, même après Wagner, avait encore quelque chose à nous dire. Inévitablement, le changement du style mélodique ne devait pas rester sans influence sur l'harmonie. Certaines affinités nouvelles de sons, établies dans le "successif", se font valoir aussi dans le "simultané". Nous acceptons comme définitives certaines harmonies qui paraissaient naguère incompréhensibles sans résolution.
Mais la plupart de ces dissonances "exécrées" sont d'origine mélodique. Les heurts, les âpretés sont causés par les combinaisons de deux ou plusieurs mélodies. On a dit du style de Bach : "Chez lui, il n'y a pas seulement des notes, mais des mélodies entières de passage : et non seulement la suspension d'une note ou d'un accord isolé mais celle de toute une progression mélodique de notes."
Voilà le secret des dissonances de Bartók.
Depuis Bach, nous avons perdu l'habitude de suivre deux parties également importantes ; la subordination a remplacé la coordination. Notre attention est fixée sur le vertical, nous cherchons l'accord parfait le plus proche du groupe de sons que nous entendons à la fois. Ce n'est pas ainsi qu'il faut écouter une musique essentiellement mélodique. Si nous parvenons à embrasser d'un coup d'œil de plus grands espaces, à entendre horizontalement, aussitôt l'agacement des dissonances disparaît. Certaines dissonances, soudainement attaquées, font l'effet de batteries chargées qui se divisent en mélodies, se précipitent vigoureusement vers leur but. Le heurt de deux mélodies souligne tel accent mélodique et, en en redoublant l'énergie motrice, fait mieux valoir l'une ou les deux à la fois. C'est là ce qui donne au style de Bartók ce caractère serré, cette logique irrésistible, cette expression de nécessité absolue.
Mais on se tromperait en le croyant polyphoniste exclusif. Il n'a pas de "système". À côté de pages compliquées, on en trouve d'une extrême simplicité, toujours selon l'idée à exprimer. On le voit même simplifier son style en partie à l'exemple de l'école française qu'il commence à connaître depuis 1907. Quelquefois, il se passe entièrement d'harmonie. On découvre souvent des unissons à partir de la IXe Bagatelle jusqu'au plus merveilleux passage du 1er Quatuor (le scherzo) qui, malgré l'absence d'harmonie et d'orchestre, rayonne de couleurs.
Il est inutile de prendre au sérieux l'objection du désordre, du décousu. On rencontre certaines profusions démesurées, à la Schubert, dans les œuvres de la première période, mais où trouver, depuis Beethoven, la construction ferme et concise du 1er Quatuor ? L'unité des mouvements, maintenue au cours du XIXe siècle par des procédés de plus en plus extérieurs, y est établie à la manière des maîtres anciens : par l'homogénéité de la matière musicale, avec quelque chose de plus, que j'appellerai "l'unité psychologique". Le 1er Quatuor est la représentation d'un drame intime, une sorte de "Retour à la vie" d'un être arrivé au bord du néant. Une musique à programme, mais qui n'a pas besoin de programme, tant elle s'explique d'elle-même.
Le dernier argument des adversaires de Bartók, suivant lequel cette musique ne serait pas hongroise, nous rappelle une lettre de Liszt, datée de 1860, où il est question de certains patriotes "pour lesquels la Rákóczi Marsch est à peu près ce qu'était le Coran pour Omar et qui brûleraient volontiers toute la musique germanique en vertu de ce bel argument : ou bien cela se trouve dans la Rákóczi-Marsch ou bien cela ne vaut rien". Ces patriotes, dont le Coran s'est d'ailleurs un peu élargi depuis 1860, existent encore et disent : "Ou bien cela me rappelle les cent-une chansons populaires que je connais, ou bien cela n'est pas hongrois !"
Or, les œuvres de la première période rappellent encore certaines chansons connues. Celles du nouveau style se fondent d'abord sur des chansons moins connues, voire inconnues, puis présentent une telle sublimation que l'auditeur ne reconnaît plus en elles des fragments de chanson. Au lieu d'un magyarisme purement matériel, elles révèlent un autre magyarisme qui est d'un ordre plus élevé. Cette musique est hongroise en ce qu'elle est déterminée par le pays, l'éducation, les idées et les courants spirituels de la Hongrie. C'est la musique d'un homme qui a vécu toute la vie, souffert toutes les souffrances de la nation. Et s'il a reconnu dans les vieilles chansons une langue maternelle longtemps oubliée, c'est parce qu'elles reflètent encore la santé robuste, la noblesse fière et humaine, la force et la grandeur de l'ancienne Hongrie.
Les Deux images présentent une écriture orchestrale complètement changée et d'une maîtrise supérieure. À l'orchestration un peu inégale et surchargée des premières œuvres se sont substitués un sentiment des timbres, une économie artistique, qui ne le cèdent en rien à l'école française. C'est alors que Bart6k se consacra à l'œuvre qui forme le sommet de cette période et qui marque une nouvelle époque dans notre musique. Cet opéra en un acte, le Château de Barbe-Bleue, est pour nous ce qu'est Pelléas pour la France. Si l'on a pu dire que, malgré le glorieux passé du théâtre lyrique français, une déclamation musicale conforme à la langue n'existait pas avant Debussy, combien cela n'est-il pas plus vrai de notre art lyrique ? Depuis les premiers opéras écrits en hongrois (1822), le nombre des œuvres originales a toujours été restreint et le répertoire est demeuré encombré d'œuvres étrangères dont les traductions détestables étaient un perpétuel défi à notre langue. Les auteurs d'opéras originaux n'arrivaient pas à se libérer de ce "dialecte d'opéra". Le grand mérite de Bart6k consiste justement dans le fait qu'en observant dans les parties récitatives la musique naturelle de la langue, et, dans les parties plus stylisées, les indications du chant populaire, il a frayé une nouvelle voie.
Mais, en même temps, il a créé dans le Château de Barbe-Bleue une œuvre d'une puissance suggestive, irrésistible de la première mesure jusqu'à la dernière, la plus expressive qu'il ait jamais écrite. Les sept portes, ouvertes l'une après l'autre, fournissent l'occasion d'autant d'images musicales, non pas extérieurement descriptives, mais toutes du sentiment le plus intime. Seuls d'impénitents "cérébraux" peuvent continuer à se demander "si c'est un opéra ou non". Qu'importe ! Nommez-la une "symphonie à tableaux" ou un "drame accompagné d'une symphonie", ce qui est sûr, c'est que les séparer est impossible et qu'il y a là un chef-d'œuvre, un geyser musical de soixante minutes, d'un tragique comprimé, qui ne laisse qu'un désir : celui de le réentendre.
Ce fut une révélation. On découvrait l'homme au sentiment profond et ardent en qui jusque-là on n'avait vu que le maître spirituel du grotesque. La nouvelle génération, ravagée par la guerre, si tourmentée et agitée, mais d'une si ferme et si bonne volonté, y reconnut son âme. Ce n'était pas un succès qui fait de l'argent : c'était un enrichissement moral. Peu à peu, les dernières objections allèrent s'affaiblissant : Bartók était "arrivé".
... Mais le succès ne s'imposa que plus tard. En attendant, un jury de concours refusait l'œuvre qui, stigmatisée comme inexécutable, ne parvint à la scène qu'en 1918. Les sept années intermédiaires furent les plus dures. L'opposition tournait à la persécution. On parlait d'un "grand talent égaré, perdu dans une impasse", de "tendances maladives", bref, on entendait toutes les bourdes que peuvent inventer le philistin déconcerté et le routinier sournois. On en vint à regarder Bartók comme un fou. La critique, qui occupe (ou abuse) dans nos quotidiens une place plus large qu'en France, se faisait l'écho de ces opinions qu'elle variait à l'infini et agrémentait de méchants bons mots du plus mauvais goût.
Rien de plus naturel qu'une société de musique, fondée sous les auspices de Bartók dans le dessein de cultiver la musique moderne et la musique ancienne inconnue, échouât après un ou deux concerts, où Bartók avait mis ses rares qualités de pianiste au service de la nouvelle musique française, parfaitement ignorée jusqu'alors. Après de telles déceptions, il se retira complètement de la vie publique et se consacra entièrement à ses travaux de folklore musical. Depuis quelque temps, il avait commencé à s'intéresser à la musique des autres peuples vivant sur le sol de la Hongrie, et recueillait des milliers de chansons slovaques et roumaines, toutes inédites, sauf un petit recueil roumain publié par l'Académie de Bucarest, sans compter quelques cahiers d'arrangements pour piano, faciles et très intéressants, accumulant ainsi un matériel inappréciable pour les études comparées de folklore. Sa curiosité s'étendit peu à peu à la musique populaire de tous les peuples. En 1913, il rapporta d'un voyage en Algérie des chansons arabes des environs de Biskra. En 1914, il se rendit à Paris, cherchant en vain quelqu'un qui s'intéressât à ce recueil. Avec Jules Écorcheville, on a causé projets de concerts, mais la guerre survint...
Il ne pouvait revenir que lentement à ses travaux de composition. L'intendant de l'Opéra, le comte Bánffy, inspiré par le succès du ballet russe à Budapest, lui avait confié dès 1913 la composition d'un poème chorégraphique de Béla Balázs : le Prince de bois. Bartók ne le termina qu'en 1916. La première eut lieu le 12 mai 1917. Parallèlement, il composait les deux séries de Cinq mélodies, la Suite pour piano op. 14 (1916), et le 2e Quatuor op. 17 (1915-1917).
Toutes ces œuvres marquent une manière nouvelle. L'isolement, le travail incessant ont exercé sur Bartók un effet analogue à la surdité chez Beethoven : devenu étranger à la vie extérieure, replié sur lui-même, il a plongé dans les mystères de l'âme. Il connut des souffrances qui inspirèrent aux poètes des beautés inouïes, tout en absorbant leur vie. C'est alors qu'il pare de musique congéniale certains poèmes d'Ady (1877-1919), le plus grand poète lyrique hongrois depuis Petófi. C'est alors qu'il dépeint la désolation de son Prince avec des accents qui ont fait frémir les auditeurs, et ont fait dire à certains critiques que l'œuvre était manquée, que la musique en était trop tragique pour un sujet de conte de fée. C'est enfin à cette même époque qu'il termine son 2e Quatuor.
L'analyse technique n'est pas le moyen de nous rapprocher de telles œuvres ésotériques ; il n'est que d'entendre et de sentir. À quoi bon constater qu'il est devenu plus "Bach" que jamais ? À quoi bon parler d'une influence de Stravinsky et de Schönberg, qui, si elle existe, ne touche que la forme extérieure, car il n'a connu du premier que le Rossignol et le Sacre du Printemps en réduction pour piano, et du second presque rien ? À quoi bon commenter la souplesse et la liberté du rythme et l'expression mélodique ? "Wenn Ihr's nicht fühlt, Ihr werdet's nicht erjagen" – dit Goethe.
La première du Prince n'a pas été sans influence sur la situation de Bartók dans le monde musical. Grâce à l'incomparable réalisation de l'œuvre, due au travail assidu du chef d'orchestre Egisto Tango, la critique, sans se départir de ses réserves, change de ton; elle n'ose plus attaquer. Elle a admis le génie de Bartók dans ses "danses grotesques", surtout dans celle de la poupée en bois, mais elle n'a pas su rendre justice aux scènes expressives qu'elle trouve froides. Puis la direction de l'Opéra eut le courage de monter le Barbe-Bleue auquel le public réserva un accu il si chaleureux que la critique, mise cette fois en déroute, prit peu à u le caractère d'un chœur de louanges.
A partir de 1918, des difficultés continuelles entravèrent le travail de Bartók. Après les Études (op. 18) qu'on peut nommer, comme Liszt son "op. 1, d'exécution transcendentale" et qui terminent une longue série d'œuvres pour piano, digne d'une analyse spéciale, il achève en 1919 les esquisses d'une pantomime de Menyhért Lengyel, le Mandarin merveilleux, œuvre qui, tout en marquant le point cul-minant de son dernier style, ouvre déjà de nouvelles perspectives, surtout en certaines scènes d'une vie tumultueuse. Depuis lors, la situation intérieure du pays explique suffisamment son silence.
Cette œuvre artistique, dont nous avons tâché de retracer les plus importantes étapes, représente tout autre chose qu'une combinaison d'éléments nationaux ou qu'un modernisme d'intérêt passager. Sur une solide base nationale, Bartók a élevé un édifice où toutes les grandes écoles ont collaboré. Rempli de la musique du sol natal, il fut d'abord l'élève des grands Allemands. Il n'a pris à cette école que ce qui fait ses avantages, et, laissant de côté la lourdeur et le pédantisme, il en a trouvé le contrepoids dans l'esprit latin. Placé par sa race et par sa culture entre les deux pôles du Nord germanique et du Midi latin, il affirme par son œuvre un progrès si considérable de la musique entière que le monde musical ne peut plus l'ignorer.
On insiste trop sur ses trouvailles de style, sur ses innovations techniques. Bartók en a autant que quiconque. L'essentiel, c'est qu'il les anime d'une vie chaude et ardente: il dispose de toutes les nuances de la vie, du frisson tragique jusqu'au simple jeu, il ne lui manque que le sentimentalisme, la mollesse caressante, tout ce qui "berce". D'âme classique au fond, mais né en plein romantisme, il a été entraîné dans le mouvement de révolte contre la vieille routine qui caractérisa l'Europe musicale de 1900, dernière vague de la tempête soulevée par Berlioz, Liszt et Wagner. Mais nous le voyons se détacher du groupe des chercheurs éternels, et parvenir à un style toujours plus clair et plastique, où une sincérité impressionniste est contrôlée par une volonté de fer. En s'assimilant les avantages de toutes les grandes écoles, il est parvenu à une universalité devenue rare depuis les grands maîtres viennois, heureux produit d'un équilibre merveilleux entre les cultures des races germanique et latine. La musique des maîtres viennois décèle aussi cet équilibre parfait d'éléments qui, après eux, se sont développés, mais presque toujours aux dépens les uns des autres. Nous en sommes encore à l'époque du timbre, mais divers symptômes montrent que le temps du rétablissement de l'équilibre approche, et la musique de Bartók en est un.
SZABOLCSI BENCE (éditeur), Bartók sa vie, son œuvre. Corvina, Budapest 1956, p. 58-68